
Auteurs
Mireille de Lassus, Jean-Paul Morin (petit-fils de Jean Sala) et Dominique Lobstein sont les auteurs du catalogue raisonné papier publié en 2010 sur l'artiste Jean Sala (voir ci-dessous) . En 2025 un catalogue numérique a été créé et toutes les nouvelles oeuvres découvertes depuis 2010 ont été classées dans une nouvelle nomenclature commençant par IV.
Les auteurs du catalogue raisonné de Jean Sala
Jean Paul MORIN est aujourd'hui retraité après avoir été secrétaire général et directeur financier de Publicis pendant de nombreuses années. Mécène des arts, il a participé à différentes fonctions à des sociétés d'amis de musée: Pont Aven, Gustave Moreau, Chirac quai Branly. Bibliophile et collectionneur en arts premiers, il est par ailleurs amateur de peinture et possède une grande collection de tableaux de son grand père Jean SALA tableaux qu'il prête bien volontiers pour des expositions. Il est aidé dans ses recherches et travaux par sa soeur Martine Gestin Morin, petite fille de Jean SALA. Initiateur du site web et du catalogue raisonné numérique, il s'est appuyé sur le catalogue raisonné édité en 2010 et l'a complété de toutes les nouvelles informations ou oeuvres portées à sa connaissance depuis.
Descendante du compositeur Charles Gounod, et petite-nièce des peintres belges Anna Boch (Groupe des XX) et Eugène Boch, Mireille de Lassus baigne très jeune dans le milieu artistique. Ses goûts l’ont menée vers des études d’histoire de l’art ; elle est diplômée de l’Institut d’études supérieures des arts (IESA) dans la section “mobilier-objet d’art”, et d’un master de l’université de Paris I – Panthéon Sorbonne. Elle a réalisé le catalogue raisonné des œuvres du peintre contemporain Roger de Montebello en 2005 (manuscrit).
Dominique Lobstein, chargé d’études documentaires au musée d’Orsay, en dirige depuis 2008 la bibliothèque. Il a participé à plusieurs expositions sur les artistes de la seconde moitié du XIXe siècle (Daumier, du rire aux armes, en 2008) et est l’auteur d’un ouvrage sur les Salons parisiens 1800-1900, paru aux éditions de La Martinière en 2007.
Je n’ai pas connu Jean Sala, mon grand-père maternel. Né en 1869 à Barcelone, il meurt en 1918 en France où il a passé l’essentiel de sa vie.
J’avais 8 ans quand ma grand-mère maternelle, la femme de Jean Sala, décède en 1954. Ma mère Marie, Éliane, Odette Sala, épouse Morin avait trois ans lors du décès de son père. De ce fait, personne, jamais, ne put me dire qui était ce grand-père dont les peintures recouvraient les murs de l’hôtel particulier familial à Paris. Seuls quelques rares documents et quelques photos d’atelier, trouvés au fond d’une armoire dans un grenier, ont constitué le point de départ de mes recherches il y a maintenant plus de cinquante ans mais tout le cadre et le décor de mon enfance ont été marqués par le sceau de l’oeuvre de Jean Sala et sa présence.
Le premier tableau qui m’a été donné par mes parents au cours des années 70 et qui est venu décorer mes lieux de vie successifs est La Joueuse de tennis illustré sur la jaquette du présent catalogue raisonné ; ce tableau ne m’a jamais quitté. À partir de là ce fut comme une quête du Graal, une sorte d’investigation policière à la recherche des oeuvres et de tous les documents relatifs à Jean Sala. Connu, réputé, admiré de son vivant, j’ai pensé que Jean Sala ne méritait pas l’oubli qui le guettait et qu’il fallait restaurer son image, retrouver son oeuvre, et la faire connaître.
J’ai alors passé une grande partie de mes temps libres à parcourir les bibliothèques, à rechercher des catalogues de vente ou d’expositions et toutes sources d’information. Ce travail d’amateur mené sans réelle méthode ne pouvait satisfaire l’ami des musées que je suis, qui respecte et admire le travail scientifique des historiens de l’art.
Un jour grâce à Marie-Cécile Forest, conservateur du musée Gustave Moreau, j’ai eu la chance de rencontrer Dominique Lobstein, documentaliste au musée d’Orsay, qui a eu la gentillesse de bien vouloir me conseiller et me guider dans mes recherches. C’est grâce à lui que ce catalogue voit aujourd’hui le jour et je l’en remercie très chaleureusement et très sincèrement.
Enfin vers 2008 j’ai décidé de m’adresser à une personne capable de se consacrer à des recherches approfondies. La chance m’a une fois de plus souri et j’ai eu le grand bonheur de rencontrer Mireille de Lassus. Professionnelle de l’art, Mireille est une jeune femme de grande qualité : sérieuse, tenace, curieuse, exigeante dans sa démarche. Mireille s’est passionnée pour Jean Sala et son oeuvre. Le résultat est là : plus de 400 oeuvres recensées dont plus de la moitié illustrées, des notices très complètes, une bibliographie très riche, des références bien documentées dans un catalogue raisonné aussi beau qu’un livre d’art.
Un grand merci à tous mes amis et toute ma famille qui m’ont soutenu et aidé dans cette aventure et qui ont si souvent supporté mes dires et mes histoires relatives à la recherche de tableaux ou d’informations. Merci aussi à toute la branche familiale espagnole qui nous a beaucoup aidé dans la connaissance de la vie de Jean Sala et de celle de sa très nombreuse famille.
Grâce à tous les travaux réalisés j’ai appris à connaître mon grand-père et son oeuvre. J’ai ainsi pu le suivre à travers les expositions, les ventes et les musées, dans les relations qu’il put entretenir avec ses contemporains, chaque fois surpris de ce que la mémoire familiale avait oublié, et ravi de ce que je redécouvrais.
De tout cela je suis très fier et très heureux, je rends ici un hommage à son talent et à son oeuvre. C’est un grand honneur d’avoir un artiste d’un tel talent dans sa famille.
Merci à lui de tout ce qu’il nous a légué.
Jean-Paul Morin, petit-fils de Jean Sala
Un arbre peut cacher la forêt. Ainsi, la personnalité protéiforme, donc envahissante, et toujours médiatisée de Picasso nous dissimule encore aujourd’hui l’existence de ses compatriotes, espagnols et peintres, dont la carrière se déroula en tout ou partie à Paris à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Ils furent cependant légion à venir de Barcelone, de Madrid, de Séville et de bien d’autres lieux moins célèbres, et ils furent accueillis à bras ouverts par la critique et les amateurs parisiens. Le seul reproche adressé à nombre d’entre eux, probablement, et cela en fut un aux yeux de Picasso qui n’accepta jamais de participer à aucune manifestation officielle, est d’avoir voulu conquérir une reconnaissance publique au sein des Salons ou des Expositions universelles. Ces manifestations régulières qui drainèrent, au moins jusqu’à la Première Guerre mondiale, le monde entier des amateurs vers les cimaises parisiennes, étaient désormais frappées d’ostracisme par bien des artistes et le sont toujours par une grande partie de ceux qui les étudient. La récente exposition Paris-Barcelone. De Gaudi à Miró (Paris, Galeries nationales du Grand-Palais, 2001-2002) entérine d’ailleurs ce clivage qui, au nom d’une certaine vision de la modernité, a restreint volontairement son champ d’étude à quelques individus en rejetant dans les limbes les créateurs qui, alors, mobilisaient aussi l’attention.
José Jimenez Aranda (1837-1903), Dionisio Baixeras-Verdaguer (1862-1943), Salvator Sanchez-Barbudo (1857-1917), Manuel Benedito-Vives (1875-1963), etc. et des centaines d’autres dévoilèrent très tôt leur production devant le public parisien et leurs confrères français. Ils furent alors récompensés, collectionnés par des amateurs – ainsi, par Louis Jauvin d’Attainville (1803-1875) qui offrit au Louvre en 1875 une nature morte de Sébastian Gessa y Arias (1840-1915) –, et parfois même par l’État, comme Ignacio Zuloaga (1870-1945) qui bénéficia à deux reprises des libéralités publiques, en 1899, lorsque la Direction des beaux-arts lui acheta un des tableaux qu’il exposait au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts : Portraits. Mon oncle et mes deux cousines, et en 1901, année où il vendit La Naine Dona Mercedes, deux oeuvres qui, exception remarquable, apparaissent régulièrement sur les cimaises du musée d’Orsay.
Dans cette forêt touffue et inexplorée, étudiants, universitaires et conservateurs espagnols sont partis à la découverte de quelques individualités, et plusieurs expositions ont été consacrées à Zuloaga, déjà cité, à Santiago Rusinol y Prats (1861-1931) ainsi qu’à Joaquin Sorolla y Bastida (1863-1923) dont une partie des oeuvres est même venue aborder avec un grand succès aux rives de la Seine, au Petit-Palais, musée des Beaux-Arts de la ville de Paris, en 2007. Une manifestation plus ambitieuse, à l’initiative de conservateurs français, devrait bientôt voir le jour qui s’intéressera à la peinture basque et aux échanges artistiques et esthétiques de part et d’autre des Pyrénées dans la mouvance d’un autre mal-connu, de l’art français celui-là, Léon Bonnat (1833-1922), originaire de Bayonne. Nul doute que les lecteurs du catalogue découvriront alors un nouveau pan de l’histoire de l’art et quelques-uns de ses acteurs méconnus même si la recherche ne porte que sur une petite partie de l’Espagne.
Mais quel va être le sort de ceux qui, comme Picasso, n’ont plus entretenu que des rapports distants avec leur pays natal et ont vécu et travaillé jusqu’à leur dernier jour en France ?
Quelle pourra être la place d’un Juan Sala, né en 1869, en Espagne de parents espagnols, et mort Jean Sala, en 1918, en France, auprès d’une épouse française ? Les chercheurs espagnols l’ignoreront, le considérant probablement comme un étranger bien que ce soit le pavillon espagnol qui l’ait accueilli lors de l’Exposition universelle de 1900, et bien qu’en 1902 et 1904 encore, à Paris, il ait été présent aux expositions de l’Association des peintres espagnols. L’attitude des Français risque d’être identique à celle de leurs confrères espagnols malgré la présence du peintre à de multiples manifestations parisiennes et provinciales. L’artiste était donc appelé à demeurer dans les taillis de la méconnaissance si, à l’initiative des descendants du peintre, et en particulier de M. Jean-Paul Morin, et grâce au travail de recherche et de mise en forme de Mlle Mireille de Lassus, dans une vision au-delà des frontières et des clivages, cet ouvrage ne s’interrogeait sur l’homme et l’oeuvre Sala. Ainsi, ils le font revivre, parisien espagnol, hanté par certaines figures tutélaires de ses origines qui avaient aussi su séduire les visiteurs français sur les pas du général Hugo (1773-1828), à la suite de Prosper Mérimée (1803-1870) ou d’Adrien Dauzats (1808-1868), d’Édouard Manet (1832-1883) et d’Henri Regnault (1843-1871).
Ces modèles, d’une culture hispanique revisitée par les écrivains puis les peintres français, furent à l’origine de la plus importante exposition de Sala, en mars 1909 dans le salon du Figaro, 26 rue Drouot, à Paris, sous le titre Grenade et ses Gitanes par Jean Sala qui deviendra, considérablement augmentée, en mai-juin suivant, à la Continental Fine Art Gallery de Londres, Jean Sala, Grenada and its Gipsies. Paris and its Parisiennes. Faisant explicitement référence à la composition de Célestine Galli-Marié dans le rôle de Carmen (1884, Paris, Musée-Bibliothèque de l’Opéra) d’Henri Lucien Doucet, les gitanes et les Sévillanes de Sala reprennent, dansant ou s’apprêtant à danser, son allure décidée et son geste autoritaire. Ces nouveaux modèles abandonnent cependant l’adaptation du costume de torero pour des châles à franges sur lesquels passe l’empreinte des couturiers d’alors, Paul Poiret (1479-1944) ou Jeanne Lanvin (1867-1946), et de leur vision romanesque de l’Espagne, de la longue étoffe imprimée de La Chula (I · 125) à celle plus simple de Carmen (I · 105). Une étole moins ample et portée comme une écharpe apparaît aussi, qui semble brodée (I · 116), et qui évoque le Châle de Manille (1910-1911, Coll. Traboulsi) de Kees van Dongen (1877-1968), mais celui-ci reprenant le même accessoire en fait vibrer les couleurs sur un fond blanc, probable hommage antithétique à la robe bariolée de la Lola de Valence (1867, Paris, musée d’Orsay) d’Édouard Manet (1832-1883).
Un ensemble d’accessoires distingue aussi les Carmen et leurs consoeurs : les chevelures plaquées, disposées en accroche-coeurs sur le front et les tempes, les peignes d’écaille plantés de biais à l’arrière de la tête, les fleurs aux couleurs lumineuses fichées dans la masse noire de la chevelure, et l’inévitable éventail. L’Espagne personnelle mais mythique que peint Sala est celle des descendantes de Carmen qui vivent sans contraintes. La liberté des moeurs qu’il évoque, par exemple dans l’Extase (Ii · 53) présentée à la Société nationale des Beaux-Arts de 1913, ou dans la cigarette qu’arborent fièrement certains de ses modèles, devraient plutôt être les emblèmes de la Parisienne du début du XXe siècle à la recherche d’une reconnaissance et d’une liberté nouvelles. Tel n’est pas le cas, et les modèles qui restent malheureusement trop souvent anonymes semblent pris dans le carcan du portrait d’apparat. Debout ou assises, seules ou accompagnées, quelques fois dans un intérieur mais bien plus souvent posées devant un fond neutre, elles ont toujours le même corps long et mince à la taille haut marquée dont les formes, suivant les moments et les variations d’une mode imposée au siècle précédent par Charles Frédéric Worth (1826-1895), se développent en corolles (I · 44 ou I · 58) ou se resserrent sur une fine chaussure découverte (I · 77). Parfois même une cheville apparaît, mais nous abordons alors un autre statut social puisqu’il s’agit d’une représentation de l’actrice Pauline Polaire (1874-1939) peinte vers 1910 (I · 62 et I · 63). La reproduction de ces arabesques fort peu conciliables avec de longues séances de pose oblige à se poser la question de l’emploi de la photographie, pratique courante dans les ateliers depuis les années 1850, à laquelle la disparition du fonds d’atelier ne permet pas de répondre.
À plusieurs reprises, Espagnoles et Parisiennes, apparaissent traitées dans des tonalités inhabituelles qui ne sont pas sans rappeler les gammes acidulées mille fois répétées par Delphin Enjolras (1857-1945) dans les intérieurs où s’ébattent ses nus lascifs et où se déroulent les scènes de genre dans lesquelles il met en scène les couples modernes issus des meilleures classes de la société. Sujet et coloris se retrouvent tant dans le Réveil (I · 173) où s’opposent bleu et orange, que dans le Récit de la Gitane (II · 37 ; II · 38 et II · 39) où l’orange de la lampe au centre de la composition se transforme progressivement en s’éloignant, quand s’y ajoutent de moins en moins parcimonieusement des notes de rouge puis de violet et de brun, mais le modèle est repensé et transformé où pointent des tentations réalistes. Tel n’est pas le cas, par contre, dans les portraits au pastel (I · 61) où le peintre exacerbe ses couleurs et leurs relations dans un total conformisme photographique.
Cette référence à Enjolras, habitué des expositions officielles et admiré de quelques galeristes, peut s’étendre à d’autres de ses contemporains, ce qui nous assure de l’acuité incessante de la curiosité de Sala et de son désir de connaître tout ce que pouvaient offrir de nouveau les expositions qui se multipliaient, publiques et privées. Ainsi, La Rosée (I · 135) ou les Personnages dans les champs (II · 61), frêles évocations humaines dans un champ où ont poussé librement de fines ombelles aux reflets violacés, semblent un hommage au symbolisme moribond. Elles semblent faire référence aux étranges paysages qu’ont déjà présenté au Salon Louis Le Poittevin (1847-1909) ou William Didier-Pouget (1864-1959), par exemple lorsque ce dernier a adressé sa Brume du matin, bruyères en fleurs (loc. act. inc.) au Salon de la Société des artistes français de 1913 dont plusieurs amateurs lui ont commandé des répliques ou des variations (Londres, Christie’s, 4 avril 2007, n° 431).
Parmi toutes ces oeuvres évoquées rares sont celles qui portent une date. Grâce cependant aux commentaires de l’exposition de 1909 et aux quelques images que nous conservons, nous pouvons être assurés qu’elles sont toutes approximativement de cette date ou postérieures.
Les peintures précédemment évoquées se distinguent d’un ensemble de sujets plus variés, traités au moyen d’une palette plus traditionnelle et d’un pinceau plus ductile, que l’on doit considérer comme antérieures puisque l’on y décèle les souvenirs de la formation de Sala et de l’enseignement du grand genre – peinture mythologique, religieuse et d’histoire – qui prévalait alors. Ainsi trouve-t-on une tête d’étude de personnage âgé datable vers 1896-1898 (I · 1), probable étude pour un ambitieux tableau tel qu’en réalisaient les étudiants à la fin de leurs cursus. La puissance émanant de ce buste dont les yeux fermés et la tête inclinée révèlent la profonde intériorité, n’est pas sans rappeler certaines esquisses de Jean-Paul Laurens (1838-1921) et fait penser à un des nombreux modèles de l’École des beaux-arts ce qui permet de cerner un peu mieux la formation qui nous reste quelque peu obscure de Jean Sala. Une autre oeuvre, fort différente, permet aussi d’évoquer un autre maître possible ; son Vestibule de Saint-Marc, Venise (III · 51) daté de 1891, que l’on pourrait peut-être considérer comme une étude pour un tableau historique, est fort proche dans sa composition en oblique du Portail central de Saint-Marc de Venise (1875, Paris, musée d’Orsay) d’Albert Maignan (1845-1908), étude pour son tableau du Salon de 1876 : Frédéric Barberousse aux pieds du pape (loc. act. inc.).
Des titres dans les livrets des Salons, à défaut d’images, nous évoquent les travaux d’un artiste encore frais émoulu de l’enseignement. Certains – qu’on peut assez sûrement se représenter soit comme des tableaux de dévotion soit comme de languides beautés affublées de quelques vertus allégoriques ou mythologiques, oeuvres qui continuaient de séduire les amateurs – figureront assez longtemps sur les cimaises officielles où le jeune homme tentait de conquérir une clientèle. Parmi celles-ci, il est possible de citer la Mater Amorosa du Salon de la Société nationale des Beaux-Arts de 1899 où l’on retrouve les échos des recherches contemporaines de Guillaume Dubufe (1853-1909), le Printemps de 1901, ou enfin la Junon de 1903.
Entre la peinture que l’on peut considérer « d’histoire », du fait des costumes et de l’implantation de la scène dans un paysage et au milieu de monuments à caractère historique, et la scène de genre – repérable dans les occupations ordinaires, et souvent légères, des modèles –, Jean Sala réalisa au début des années 1900 plusieurs oeuvres dans l’esprit de François Flameng (1856-1923) qui, comme dans Une réception à la Malmaison en 1802 (1894, Saint-Pétersbourg, Ermitage), s’en était fait une spécialité. Dans le parc (II · 12), écho d’une conversation galante dans un Versailles revisité, ou Causerie (II · 2), assemblée de « merveilleuses » sur la terrasse de quelque château, Sala ne vise cependant pas à la restitution exacte des costumes et des lieux mais lui préfère une composition agréable traitée dans des tonalités délicates ; le plaisir du spectateur prévaut sur l’opinion de l’historien.
Pour des peintures très variées, scènes de genre, portraits et nus, où la couleur prime, l’idée semble néanmoins influencée par l’oeuvre d’un des plus célèbres contemporains de Sala au début du XXe siècle, Albert Besnard (1849-1934). Leurs nus de dos au pastel peuvent être rapprochés, même si les figures allongées comme nous le disions précédemment relèvent plutôt ici de l’oeuvre d’Enjolras ou du Carolus-Duran (1838-1917) tardif. Les liens plastiques apparaissent encore plus évidents dans Rêverie, souvenir de Grenade (II · 125) dont la structure en oblique, les plans nettement superposés et différenciés et le rôle du regard du modèle semblent un hommage à L’Homme nouveau peint en 1887 par Besnard pour le décor de l’École de Pharmacie, à Paris.
À côté de ces produits traditionnels du « grand genre » qui ne devaient pas pouvoir lui assurer une existence convenable, Sala se vit bientôt contraint de produire un autre type de peinture et de suivre le chemin qui fut celui de nombreux artistes depuis Jules Bastien-Lepage (1848-1874) et Fernand Pelez (1848-1913) : il convertit une partie de sa production au naturalisme, le poursuivant dans sa version urbaine et misérabiliste à la Pelez plutôt que dans l’approche agreste qui fut celle de Bastien-Lepage. Il n’est cependant pas possible d’ignorer les liens évidents qu’entretient, par exemple, son Paysan assis (II · 60) avec les modèles des Foins (1877, Paris, musée d’Orsay) de Bastien-Lepage ou avec certains chemineaux de la banlieue parisienne peints par Pascal Adolphe Dagnan-Bouveret (1852-1929) ou Jean-François Raffaëlli (1850-1924). En train de plaisir (II · 55), exposé à la Société nationale des Beaux-Arts de 1894, ou Mimosa (II · 79), présenté en 1897, représentations d’un wagon de chemin de fer de troisième classe ou évocation d’une pauvre marchande proposant ses fleurs devant la sévère colonnade d’un bâtiment public, se situent cependant un peu plus tard que les oeuvres comparables des deux artistes cités précédemment. Ces deux oeuvres entrent en concurrence avec certaines de celles qui furent présentées lors de l’exposition Petites gens, grande misère en 2004 à l’abbaye de Saint-Riquier, entre autres celles de Louis Deschamps (1846-1902) dont il faudra bientôt évoquer le Secret à la grand-mère de 1882, vendu à Montevideo par Castells et Castells le 12 décembre 2006. Un évident goût pour la couleur et des accords chromatiques intenses distinguent cependant cette peinture de celle de ses confrères.
De la transposition de la représentation de la Vierge à l’enfant à celle de la Précaution maternelle, il y eut plusieurs siècles. Mais à peine ce dernier était-il reconnu qu’apparut dans l’entourage des Encyclopédistes, le thème de l’aïeule et de l’enfant. Ce sujet attendrissant, qui pouvait trouver facilement preneur, suscita une abondante production, et dès les années 1840, de petits formats tels ceux de Pierre Duval-Lecamus (1790-1854), prenaient le chemin des manifestations officielles. Jean Sala traita aussi ce thème, et sa composition guère éloignée de celle de Deschamps précédemment évoquée séduisit non seulement les amateurs mais aussi les circuits commerciaux, qui l’adaptèrent, ce qui nous vaut en 1900, un calendrier (II · 93), puis l’affiche chromolithographique et les cartes postales éditées en 1901 pour les produits LU, sous le titre Quelle chance ! Grand-mère, nous aurons ce soir des « Pailles d’or » (II · 91), facilement déclinable pour vanter d’autres produits. Comme nombre de ses contemporains, d’Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) à Pierre Bonnard (1867-1947), le peintre trouvait là un moyen d’expression démultiplié et une source de revenus. Ce qui semble avoir été son premier succès publicitaire l’incita à renouveler l’expérience à plusieurs reprises, en particulier durant la première décennie du XXe siècle où il oeuvra pour vanter les grands magasins (Au Printemps, II · 99), les alcools (Feuillantine [II · 143], ou le champagne Monopole Heidsieck [II · 7], pour lequel il adapta en 1903 une de ses scènes galantes à personnages de la fin du XVIIIe siècle). Mais comme pour ses prédécesseurs déjà évoqués, c’est une chanteuse qui lui vaudra son plus grand succès : Polaire (I · 62), son Yvette Guilbert (1865-1944), dont la silhouette s’enlève d’un fond embrasé et vient jouer avec la typographie environnante pour entraîner le spectateur vers le Vaudeville.
Ces différentes considérations sur la production peinte de Jean Sala permettent de déterminer deux grands moments de production, avant et après 1909, où à une période d’investigations multiples, tant thématiques que stylistiques, fait suite une période de choix plus concentrés, particulièrement autour du portrait et du fantasme espagnol. Ces réflexions permettent aussi d’affirmer la totale identité française du peintre qui ne s’est jamais laissé séduire par les principes esthétiques d’outre-Pyrénées, du ténébrisme au noucentisme. Un sujet échappe cependant à cette esquisse de chronologie : le paysage. Peu d’exemples en sont conservés, et rares sont ceux, qui comme le Canal à Venise (III · 52), portent une date et ont été présentés lors d’expositions du vivant de l’artiste. Il faut probablement en conclure que ce thème, de même que le Coq (III · 95) ou certains bouquets, ont été abordés lors de moments de délassement et n’étaient pas destinés à la sphère publique.
Au moment où il faut faire descendre dans l’arène un artiste oublié avec ses oeuvres, leurs qualités et leurs défauts, lorsque plus aucun arbre ne se trouve là pour le dissimuler, tous ceux qui ont oeuvré à sa connaissance et à sa reconnaissance, l’auteur de ces lignes comme ceux avec qui il a travaillé, s’interrogent. Les références à de multiples autres contemporains, en particulier, à une époque où l’on ne considère plus les artistes que lorsqu’ils peuvent faire preuve d’une singularité absolue et toujours renouvelée, feraient craindre que l’élu ne soit qu’un suiveur. Un regard sur l’art du temps de Sala nous rassure : les artistes se connaissaient, ils échangeaient, ils s’empruntaient des idées et des formules sans jamais oublier l’oeuvre de ceux qui les avaient formés, mais une fois appropriées, ils les transformaient et les personnalisaient d’un trait ou d’une touche. Tel fut le cas de Jean Sala, l’oeil aux aguets et la main libre.
Dominique Lobstein
Responsable de la bibliothèque du musée d’Orsay
En Espagne où Jean Sala est né, il est connu sous le nom de Juan Sala Gabriel, nom composé de celui de son père Jean Sala Gelonch et de celui de sa mère Antonia Gabriel Blanc. Juan Sala, Juan Sala Gabriel, Jean Sala, Jean Sala Gabriel sont bien les quatre appellations d’une seule et même personne. Des dates hasardeuses de naissance et de décès lui ont parfois été attribuées. Jean Sala est en réalité né le 4 février 1869 à Barcelone et décédé le 21 mai 1918 à Saint Gaultier (Indre). Il convient, pour éviter toute confusion, de le distinguer du maître-verrier, le catalan Jean Sala (1895-1976), peintre dans sa jeunesse, émigré vers 1905 en France. Juan Sala Gabriel s’y installe quant à lui une douzaine d’années plus tôt. Dès lors, c’est du nom de Jean Sala qu’il signe des toiles dont l’ensemble permet de le distinguer comme un portraitiste aussi avisé que subtil.
Il n’existe, à notre connaissance, que trois autoportraits de Jean Sala. Il est possible que certains n’aient pas été retrouvés ; néanmoins il est loisible d’affirmer que, contrairement à nombre de ses contemporains, Jean Sala n’ait pas eu le goût de l’autoportrait. Les nombreuses photographies d’atelier retrouvées, la plupart signées d’Henri Manuel (1874-1947), montrent d’ailleurs Jean Sala posant avec complaisance. Ces photographies ont probablement joué pour lui le rôle de l’autoportrait.
Pour se représenter, Jean Sala reste dans la grande tradition des peintres du XIXe siècle, et ne joue pas avec son pinceau comme il joue avec l’objectif. Ses autoportraits sont d’abord des portraits de lui-même. Quoique deux d’entre eux ne soient pas datés, leur fidélité au modèle permet de les présenter par ordre chronologique. Les deux premiers Autoportrait (I · 17 et I · 18) sont sur fond neutre, camaïeu de bruns ou de verts. Jean Sala se représente en buste, de trois quarts, en cadrage serré. Le troisième Autoportrait (I · 19) connu n’est ni signé, ni situé, ni daté. Il se représente devant une architecture liturgique classique abritant une Vierge à l’enfant, qui le surplombe.
L’autoportrait n’était donc probablement pas la passion de Jean Sala. Il nous a en revanche laissé un certain nombre de portraits de famille. On retrouve des portraits de sa nièce Juliette Sala (1883-1971) (fille de son frère Tomas) qui a également servi de modèle à l’oeuvre Juillet (I · 31, loc. act. inc.) exposée au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts de 1901, à l’Exposition de l’Association d’Artistes Espagnols de Paris en 1902, à la Société Lyonnaise des Beaux-Arts en 1903 et à l’Exposition internationale des Beaux-Arts de la Principauté de Monaco en 1904. Jean Sala a également réalisé des portraits de sa nièce : Mercedès Sala (I · 28) (1883-1974), soeur de Juliette ; de sa petite nièce : Francisca dite Paquita (I · 32) (1906-1997) (fille de Juliette), de son père Jean Sala Gelonch (I · 20 ; I · 21, loc. act. inc.), de son beau-père Nepthalie Auguste Weill (I · 33). Les deux Portrait de sa fille Odette (1915-2009) (I · 26 et I · 27), tendres et intimistes, sont de petit format et de cadrage serré. Jean Sala livre également des portraits de son frère aîné, Tomas Sala (1857-1952), lui-même peintre. Ce dernier, très réputé pour ses aquarelles et ses miniatures, avait peint, dans la crypte de l’église San José à Badalone, une remarquable Vierge de Lourdes.
Deux oeuvres concernant la vie de saint François sont également visibles dans cette église : Saint François parlant aux animaux ainsi que Saint François avant de mourir entouré de religieux de son ordre, qui reprennent des portraits de famille. C’est en constatant le goût pour la peinture de Tomas et de Juan, et leur talent, que leurs parents choisirent d’emménager à Barcelone, afin qu’ils aient la possibilité d’étudier à l’École des beaux-arts (dont Joan Miró (1893-1983) suivra également l’enseignement). Enfin n’omettons pas de citer les Portraits de sa femme, Fernande Sala (1881-1954) (I · 24, loc. act. inc. et I · 25), également peintre, dont les oeuvres Vierge à l’Enfant et L’inspiration ont été respectivement exposées aux Salons de la Société nationale des Beaux-Arts de 1906 (n° 1081), et de 1907 (n° 1055). Villers-Wardell en parle comme d‘une « brillante Parisienne » 1.
Quelles rencontres ont pu amener Jean Sala à évoluer dans le monde du spectacle ? On pourrait penser que celle de Gabrielle Robinne (1886-1980), amie de Juliette, ait été déterminante. C’est elle que Jean Sala représente, en 1896, (I · 37), assise de trois quarts devant son piano. Cette enfant mélancolique deviendra célèbre en 1907, lorsqu’elle entrera à la Comédie Française où elle rencontrera son futur mari René Alexandre (1885-1946). « À ma Gaby, petit témoignage d’une grande affection » écrit Jean Sala sur le second portrait qu’il fait d’elle à l’époque de sa gloire.
Autre acteur illustre, Constant Coquelin (1841-1909) commande son portrait à Jean Sala vers 1908 (I · 57, loc. act. inc.). Dit “Coquelin Aîné”, il jouissait d’une renommée immense depuis son interprétation du rôle-titre de Cyrano de Bergerac en 1897. Le peintre en fait un portrait éminemment réaliste que, préfaçant le catalogue de l’exposition dans les salons du Figaro en 1909, Arsène Alexandre commente en ces termes : « mon regretté ami Coquelin, qui n’était point commode en peinture, […] estima assez M. Sala pour lui confier le soin de peindre de lui un portrait qui demeure un des documents physionomiques les plus précis et les plus véridiques que nous ayons sur l’auteur 2».
Exposé au Salon annuel du Cercle Artistique et Littéraire Volney en 1911 et au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts en 1914, le Portrait de Paul Porel (I · 74) est aujourd’hui une oeuvre disparue. Porel (1843-1917) avait été successivement directeur du théâtre de l’Odéon en 1884, puis de l’Eden-Théâtre en 1892. Il s’associe ensuite à Albert Carré (1852-1938) alors directeur du Vaudeville, boulevard des Capucines, et le dirige seul à partir de 1898. Sa femme y crée le rôle-titre de Madame Sans-Gêne, oeuvre de Victorien Sardou qui connaît alors un immense succès, totalisant 366 représentations consécutives. Il s’agit de la comédienne Réjane (1856-1920).
Porel dirige toujours le Vaudeville lorsqu’y est joué le spectacle Maisons de Danses en 1910. La vedette en est celle que le Tout-Paris appelle « Polaire ». De son véritable nom Émilie-Marie Bouchaud (1874-1939), Polaire gagne sa renommée dans les cafés-concert et les music-hall où elle invente le genre des Gommeuses, dites aussi les Epileptiques : « […] [Elles] étaient très prisées, exhibant généreusement leurs jambes et leurs décolletés. Elles se trémoussaient grivoisement, tiraient la langue et abusaient de tout un arsenal de grimaces 3». Polaire avait un atout supplémentaire : sa taille de guêpe, « ce qui [faisait] sensation à cette époque de femmes plantureuses 4». La légende dit que des camarades s’amusèrent à entourer sa taille d’un faux col de 41 ou 42 centimètres. Son physique si particulier vaut à Polaire d’être caricaturée de nombreuses fois par les plus grands : Toulouse-Lautrec (1864-1901), SEM (1863-1934), Cappiello (1875-1942) la croquent. Néanmoins son portrait le plus connu est celui qu’Antonio de la Gandara (1867-1917) expose au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts de 1905. « Melle Polaire a trouvé le seul portraitiste qui lui convînt : M. de la Gandara. Il est juste d’ajouter que M. de la Gandara, grâce à elle, a retrouvé toutes ses qualités que l’on avait pu croire perdues. La robe d’un rose de préparation anatomique, le caractère de la figure, le noir inquiétant du fond, l’éclairage froid, tout cela est du meilleur La Gandara. On peut ne pas aimer cela, mais on ne saurait y rester indifférent 5». À l’époque, Polaire est au faîte de sa gloire. Après ses débuts endiablés à l’Eldorado, à la Scala, aux Folies-Bergères et à l’Ambassadeur, elle souhaite devenir une actrice honorable et faire du théâtre. Willy lui offre son premier rôle dans Claudine à Paris qui fait un triomphe à partir de 1902 aux Bouffes-Parisiens. Huit ans plus tard, Jean Sala fait d’elle un portrait qui sert de modèle à l’affiche chromolithographiée du spectacle Maisons de Danses. Dans cette oeuvre au format vertical étroit, le peintre représente l’actrice en pied, les mains sur les hanches, allonge sa silhouette, et utilise un cadrage près du corps. La pose du modèle, légèrement déhanchée, fait ressortir l’extrême finesse de sa taille. Ses cheveux courts, roux, sont en partie dissimulés par une mantille noire que retient une épingle à cheveux ornée d’une pierre verte, rappelant la bague qui orne son annulaire droit. Elle porte une robe longue en dentelle noire qui dévoile ses chevilles. Le fond sombre et embrasé souligne son statut social. Il s’agit bien d’une chanteuse-actrice.
À portraiturer ainsi de telles figures du monde du spectacle, Jean Sala acquiert une notoriété certaine. Dans le registre des comédiennes-chanteuses, il n’en est d’ailleurs pas à son premier coup. Ce sont elles en effet qui lui vaudront ses plus grands succès. Ainsi en témoigne un contemporain en 1906 : « Jean Sala obtient un vrai succès avec ses portraits délicieux des artistes chanteuses Arlette Dorgère et Esther Lekain 6», tous deux exposés au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts de 1906. Comme Polaire, Esther Nikel, dite Lekain (1870-1948), n’hésite pas non plus, en soulevant sa robe, à laisser apparaître une cheville. Jean Sala réalise en outre différents portraits d’Arlette Dorgère (1880-1965). Il la représente, vers 1906, en commère de revue : l’air coquin et aguicheur à la fois, elle est de profil, et porte une robe de scène à traîne, des plumes dans les cheveux, et un éventail. Dans son portrait de 1912 (I · 78), son allure a radicalement changé ; seuls ses traits sont reconnaissables. La disparition du fonds d’atelier du peintre ne permet pas de connaître le commanditaire de ce portrait ; selon toute vraisemblance, il s’agit d’Arlette Dorgère elle-même qui, pour accéder au statut social qu’elle vise, pose ici en grande bourgeoise.
S’il fait montre d’un goût certain pour les célébrités de la butte Montmartre, Jean Sala peint également des portraits d’élégantes, célèbres ou anonymes, de la bourgeoisie parisienne. Le Portrait de madame Demilière (I · 58) est celui d’une brillante mondaine. Peint vers 1909, il témoigne de la prédilection du peintre pour le format de tableau qui favorise l’allongement des silhouettes. La pose choisie est l’occasion pour lui de montrer sa virtuosité ; il peint Mme Demilière de trois quarts dos, se retournant comme dans un instant de surprise. Cette pose met en valeur la courbe du dos, tandis que le mouvement tournant de sa longue robe rose accroche la lumière. Alors que la plupart des portraits sont réalisés sur fond neutre ou dans son atelier, il représente ici Mme Demilière chez elle, devant les boiseries de son salon, place Vendôme. C’est sur un fond indéterminé que le Portrait de la femme au chien (I · 47) est exécuté vers 1906 ; la silhouette du modèle, sa pose, et sa taille haut ceinturée sont pourtant très comparables au Portrait de madame Demilière.
À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le portrait est un des genres les plus appréciés et qui se vendent le mieux. Tous les prix se pratiquent entre 25 F et 30 000 F. Chez les spécialistes autorisés, le portrait est tarifé ainsi : 15 000 F en buste, 20 000 F avec les mains, 30 000 F en pied. Les portraits que Jean Sala présente aux Salons de la Société nationale des Beaux-Arts représentent non seulement des femmes du monde et du demi-monde, mais aussi des critiques littéraires, des politiques et des grands bourgeois. Parmi ces derniers, citons celui de Clément Massier (1844-1917) (I · 81, loc. act. inc.), dessin exposé en 1914 au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts. La renommée de ce faïencier, très réputé pour la céramique irisée qu’il invente, court jusqu’à Paris, où il ouvre des points de vente, bien que ses ateliers soient installés à Vallauris puis à Golfe Juan. Le jury de l’Exposition universelle de 1889 lui décerne une médaille d’or pour le Lustre métallique qu’il y expose.
Au début du XXe siècle, les humoristes Max (1880-1957) et Alex (1881-1935) Fischer font fureur. Encore lycéens ils doivent pourvoir aux frais de leurs études et écrivent alors de courtes fantaisies qu’ils proposent aux journaux ; c’est un comique nouveau, prêt à se moquer de tout, mais qui respecte la grammaire ! « Ils n’avaient pas quarante ans à eux deux, que le public les aimait de savoir l’observer avec humour et sans jamais d’aigreur 7». La légende veut qu’au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts, le Portrait de Max et Alex Fischer (I · 67, loc. act. inc.) ait été accroché trop haut au goût de Jean Sala. Ce dernier, mécontent, aurait donné dans la toile un coup de canne à pêche et trois coups de feu. Jean Sala dut alors supporter les moqueries de ses modèles, toujours à l’affût d’une anecdote pouvant amuser leurs lecteurs. Ces humoristes étaient également conteurs, romanciers, auteurs et critiques dramatiques, et deviendront les directeurs littéraires de la librairie Flammarion en 1913.
Jean Sala réalise vers 1906 le Portrait d’Henri Rochefort (1831-1913) (I · 49, loc. act. inc.), journaliste et homme politique déjà salué par Manet (1832-1883) lors de son évasion de Nouvelle-Calédonie en 1874 (L’Évasion de Rochefort, musée d’Orsay), par Courbet (1819-1877) (Victor-Henry, marquis de Rochefort-Luçay, dit Henri, Châteaux de Versailles et de Trianon) et par Rodin (1840-1917) (Henri de Rochefort, musée Rodin, 1884). Ces trois portraits furent d’ailleurs relégués dans des greniers ou vendus par l’ingrat Rochefort lui-même. Celui que peignit Jean Sala suivit-il le même chemin ?
Mondain, peintre de la mondanité, Jean Sala pourrait être — quoique de façon probablement plus ténue — l’équivalent en peinture de Proust en littérature. Fin observateur des sociétés qui composaient le monde parisien, ce peintre traverse avec brio la période que l’histoire allait nommer la ‘Belle Epoque’. Il participe à l’Exposition universelle de 1900, pare ses dames de lignes courbes, et de minuscules chapeaux ; il vante les théâtres de boulevards et leurs actrices, et peint la bourgeoisie moyenne à laquelle ils s’adressent. Jean Sala recevait aussi des membres des corps constitués que ses relations amicales entraînaient chez lui. Chez qui d’autre aurait-on pu rencontrer le même jour un ambassadeur et deux demi-mondaines de music-hall ? Le 14 mars 1911, il donne un concert privé auquel assistent notamment son Excellence Monsieur l’Ambassadeur d’Espagne monsieur Peréz Caballero, et la comtesse Molina. Polaire et Arlette Dorgère présentent les deux dernières parties du programme. C’est un curieux mélange qui reflète parfaitement une époque beaucoup plus composite que ce que le temps nous en a donné à penser.
Mireille de Lassus